[Pollen] Fwd: [April] Sommes-nous des voleurs ?

Jean-Christophe Becquet jcb at apitux.com
Lun 29 Juin 08:07:29 CEST 2015


Bonjour,

Sébastien Dinot, ancien administrateur de l'April, hacktiviste de 
l'opendata et contributeur OpenStreetMap nous livre un plaidoyer 
original et rafraîchissant. Je vous le fais partager.

Bon début de semaine

Librement

JC

-------- Message transféré --------
Sujet : [April] Sommes-nous des voleurs ?
Date : Sun, 28 Jun 2015 12:51:48 +0200
De : Sébastien Dinot <sdinot at april.org>
Répondre à : Sébastien Dinot <sdinot at april.org>
Pour : Membres April <april at april.org>

Bonjour,

Coïncidence ou résultat d'une nouvelle campagne de sapement en cours,
j'entends régulièrement ces derniers temps des personnes - souvent
influentes de par leur statut professionnel - déclarer en petit comité
que les promoteurs du logiciel libre ou de l'open data sont des
voleurs : ils veulent récupérer gratuitement le travail d'autrui pour se
faire de l'argent avec. J'y ai encore eu droit vendredi sur un salon
professionnel.

Alors, la question se pose. Moi, fervent promoteur du logiciel libre et
de l'open data qui explique aux entreprises les opportunités offertes
par la libération du code et la « coopétition », moi qui invite les
chercheurs à valoriser leurs travaux via leur publication sous licence
libre plutôt qu'au travers d'illusoires brevets, moi qui pousse les
collectivités territoriales à ouvrir leurs données plutôt qu'à les
laisser dormir dans des silos électroniques, suis-je un voleur ?

Certes, lorsqu'une entreprise libère un logiciel, elle doit s'attendre
à ce que d'autres l'adoptent, montent en compétence et viennent la
concurrencer sur ses marchés. Lorsqu'un laboratoire de recherche diffuse
sous licence libre le résultat de ses travaux, des entreprises vont les
utiliser sans le rétribuer. Lorsqu'une collectivité libère des données,
elle crée des opportunités économiques qui ne seraient pas envisageables
si les entreprises devaient acheter ces données au prix fort ou les
reconstituer elles-mêmes et on peut voir cela comme un cadeau qui leur
est fait. Ce n'est pas nouveau, des entreprises bien inspirées utilisent
des ressources libres pour proposer à leurs clients des outils élaborés,
des services à valeur ajoutée et au final, gagner de l'argent. Beaucoup
de ces entreprises ne renvoient pas l'ascenseur et ne collaborent
d'aucune manière. Soit ! Mais s'arrêter là, c'est taire les multiples
retombées positives de ces libérations pour la société, c'est taire les
collaborations fructueuses qui s'initient et, surtout, c'est taire
l'investissement bénévole de centaines de milliers de personnes qui
créent des biens communs immatériels profitant à tous, à commencer par
ceux qui ont libéré en amont d'autres biens immatériels.

*Retombées positives pour la société*

On a déjà beaucoup écrit sur le sujet et comme je ne tiens pas à initier
ici un nouvel essai, je vais me contenter d'un exemple tiré de mon
expérience personnelle.

J'ai travaillé entre 1998 et 2000 pour un bureau d'étude en hydrologie
qui réalisait des outils de surveillance des réseaux hydrologiques et
d'alerte contre des crues éclair. À cette époque, beaucoup de projets
visant à la protection des personnes et des biens étaient tués dans
l'œuf par le coût d'acquisition des données à Météo France et à l'IGN.
Il représentait des budgets que ne pouvaient assumer les collectivités
territoriales. Nous marchions sur la tête. Ces données, produites non
pour la beauté du geste mais parce que l'État en avait besoin, étaient
essentiellement financées par des fonds publics. Pour autant, au lieu de
les mettre à la disposition de tous comme cela est par exemple la règle
aux États-Unis, des établissements publics vendaient ces données au prix
fort aux collectivités territoriales et aux entreprises, y compris
lorsqu'il s'agissait de protéger les personnes et les biens !

Heureusement, entre directives PSI et INSPIRE au niveau européen et
initiatives nationales (RGE), la situation évolue dans le bon sens et on
s'achemine progressivement vers la mise à disposition de ces données
sous licence libre. Il faudra sans doute d'ici là auditer le
fonctionnement de Météo France et de l'IGN, réviser leur lettre de
mission et ajuster leur budget (pas tant que cela si on les libère de
l'obligation d'organiser la commercialisation de leurs données et si on
recentre leur activité sur le service). Mais l'ouverture de ces données
et d'autres, telles les images radar et optiques des satellites Sentinel
1 & 2, va permettre de mieux gérer notre territoire, de mieux préserver
l'environnement et de mieux protéger la population contre les risques
naturels.

Bien sûr, des entreprises en profiteront pour proposer de nouveaux
services. Mais elles créeront au passage de nouveaux emplois et une
activité économique.

*Collaborations fructueuses*

Je vais prendre là encore un exemple que je connais bien. L'entreprise
qui m'emploie a libéré en 2008 une bibliothèque de mécanique spatiale
nommée Orekit[1], développée principalement par un autre membre de
l'April : Luc Maisonobe. Orekit fait aujourd'hui référence dans son
domaine. Elle est utilisée par le CNES, l'ESA, l'US Navy, Eumetsat et
bien d'autres industriels et agences du spatial.

Point de modèle « open core » ou « freemium », d'accès limité au code ou
de documentation inexistante pour Orekit. Au contraire, le code source,
la documentation, les données et les tests de cette bibliothèque
diffusée sous licence Apache sont en accès libre. Mieux, le comité de
pilotage du projet est ouvert et plusieurs entités en sont membres.
Outre des contributeurs occasionnels (mais parfois substantiels), le
projet compte désormais trois « committers » externes, travaillant pour
l'US Navy ou des industriels concurrents. Dans le cadre du projet SOCIS,
l'ESA a déjà financé six étudiants pendant quatre mois chacun pour
qu'ils contribuent à Orekit.

Certes, il suffit de regarder les logs du serveur pour constater que
moult industriels et agences spatiales à travers le monde utilisent
Orekit sans jamais y contribuer ou même en faire publicité. Mais grâce
à Orekit, mon entreprise a acquis une renommée internationale dans le
microcosme de la mécanique spatiale. Pour obtenir pareil résultat sur la
base d'une campagne marketing, il aurait fallu y consacrer un budget
bien plus important que celui alloué au développement.

L'ESA l'a dit publiquement, le développement et la libération d'Orekit
ont beaucoup contribué à la sélection de mon entreprise comme
contractant de premier niveau de l'agence. Outre l'activité générée
à Toulouse, les contrats signés avec l'ESA ont justifié dès 2011 la
création d'une filiale en Allemagne, filiale en croissance constante.

Contrats, développement à l'international, collaborations fructueuses,
renommée... Si le libre est exigeant et si certains revers sont
difficiles à digérer, le retour sur investissement indirect d'Orekit
fait que personne dans l'entreprise ne regrette aujourd'hui le choix
fait en 2008 et les efforts consentis depuis.

*Investissement bénévole*

Si une part importante du logiciel libre est le fait d'entreprises et
donc de développeurs payés pour créer du logiciel libre, la part créée
par des bénévoles sur leur temps libre est tout aussi remarquable. Je le
regrette presque mais je compte encore dans mon entourage bien plus de
libristes de la seconde catégorie que de la première. Le libre ne se
limite donc pas à des acteurs commerciaux, loin s'en faut ! Les
entreprises, les établissements publics, les administrations et les
collectivités territoriales qui utilisent du logiciel libre (lesquels
n'en utilisent pas aujourd'hui ?) profitent du travail réalisé
bénévolement par des milliers de personnes, celles-là même qui invitent
ces entités à libérer *en retour* les biens immatériels qu'elles ont
créés.

Idem pour l'open data. Je suis l'un des quinze signataires de la lettre
ouverte envoyée début 2011 à Pierre Cohen, alors maire de Toulouse et
président de la communauté urbaine, lui demandant l'ouverture d'un
portail open data[2].

Les données géographiques publiées par Toulouse Métropole sont
rapidement intégrées à OpenStreetMap[3] et contribuent à la qualité de
la carte sur le territoire de la communauté urbaine. Pour autant, la
carte n'est pas constituée que de données en provenance de Toulouse
Métropole et de la DGFiP (cadastre). La carte est avant tout le résultat
de relevés GPS, d'informations collectées sur le terrain et d'un travail
original effectué par les contributeurs sur des ressources mises
à disposition (orthophotographies).

Pour ma part, après six ans de contribution, je viens de dépasser le
million de changements[4] effectués dans OpenStreetMap. Je peux vous
garantir que l'import de données ouvertes ne constitue qu'une faible
part des milliers d'heures que j'ai consacrées à ce projet. L'essentiel
de mes contributions est un travail original et je suis heureux que ce
travail soit utile à un nombre croissant de personnes et d'entités. Je
n'en tire aucun profit financier mais ce n'était pas mon but. Je
participe à la création d'un bien commun immatériel essentiel : une
carte, le support nécessaire de l'action politique, instrument si
précieux, si décisif, que dans certains pays, cartographier est un
pouvoir régalien. Je participe à la création d'une carte que chacun peut
utiliser et améliorer en fonction de ses besoins, sans devoir attendre
le bon vouloir d'un institut national qui a ses propres priorités.

*Alors, sommes-nous des voleurs ?*

Si voleurs nous sommes, bien curieux voleurs nous faisons, qui donnent
sans compter en retour de ce qu'ils reçoivent.

Témoins de la puissance créatrice de l'intelligence collective, acteurs
de projets collaboratifs, utilisateurs lucides de biens communs
immatériels, humanistes, nous œuvrons à l'extension du cercle vertueux
d'une infrastructure informationnelle libre et ouverte.

Nous, des voleurs ? Billevesée de dinosaures à l'agonie qui, plutôt que
d'embrasser le changement, de se repositionner et de tirer leur épingle
du jeu, préfèrent agiter de ridicules épouvantails et ajouter leur nom
aux victimes de l'ubérisation et de la kodakisation !

Sébastien


[1] Orekit :
       http://www.orekit.org/

[2] Portail Open Data de la communauté urbaine de Toulouse :
       https://data.toulouse-metropole.fr/

[3] OpenStreetMap :
       http://www.openstreetmap.org/

[4] Statistiques de contribution :
       http://hdyc.neis-one.org/?Sebastien%20Dinot


-- 
Sébastien Dinot, sdinot at april.org
April, http://www.april.org/
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